Les pages d'histoire du Trimestre |
L’humiliation mosellane |
On oubliera bientôt ce qu’a été
l’humiliation mosellane, car sa révélation n’a jamais su gagner les hauteurs
médiatiques où s’écrit l’Histoire avec un grand H.
L’annexion nazie a laissé en Moselle
un désordre des amours-propres, totalement refoulé depuis. Des blocages se sont
nichés dans la culture bousculée des Lorrains du nord, empêchant leurs interprétations
divergentes de se rejoindre plus tard dans une mémoire commune. Quand un
Mosellan questionne un autre Mosellan pour savoir où il se trouvait entre 1939
et 1945, le premier baisse la voix et le second fait semblant de ne pas avoir
entendu.
Cette peur est hélas encore
justifiée par la persistance d’un regard formaté sur “l’Alsace-Lorraine”, une
expression fourre-tout qui a fait passer à la trappe jusqu’au nom du
département. La moitié de la France l’ignore encore. Cet effacement du terme
“Moselle”, né dans les cercles nationalistes parisiens après la défaite de
1870, a continué en 1919 dans les casernes des deux régions redevenues
françaises où plusieurs générations de troufions désoeuvrés attendaient la
quille en s’étonnant de l’accent de leur petite copine.. “Vous savez”
disaient-ils en rigolant quand ils rentraient chez eux “ils sont tous un peu
Boches, là-haut...” Un folklore de tourlourou s’est ainsi niché, dans le stock
de plaisanteries dont on se servait habituellement au sein des familles, de
Paris à Marseille, de Brest à Nice ou de Bordeaux à Lyon... et même à Nancy...
pour agrémenter la conversation. Sa nuisance n’a cessé depuis de remonter
régulièrement jusqu’aux frontières, par vaguelettes soi-disant innocentes,
comme un ressac de cruauté gratuite. Les Boches de l’Est... On pouvait supposer
que des clichés aussi imbéciles auraient entraîné des réactions violentes. Mais
les Mosellans, nous le savons, n’ont pas le tempérament alsacien. Ils préfèrent
se taire, ils encaissent. Alors, depuis cent cinquante ans pourrait-on dire,
ils vivent avec cette image inexistante d’eux-mêmes, alors que leurs
pointilleux voisins réagissent au quart de tour. Au grand théâtre de l’image,
les Alsaciens occupent la première rangée des fauteuils et la Moselle un
strapontin.
Et s’il existait une raison plus
fondamentale à cette impuissance? Une complexité si profonde qu’elle ne
sauterait pas aux yeux ? Il y en a une, en effet, dont les Français de
l’intérieur n’ont pas conscience. Il s’agit de la séparation linguistique.
Beaucoup de Français croient encore qu’on parle allemand très naturellement
dans toute l’Alsace-Lorraine, comme ils disent... C’est déjà grossièrement
faux. Et comme par hasard, c’est en Moselle que la situation est la plus singulière. Une diagonale des langages
sépare le département du nord-ouest au sud-est. On pourrait dire moitié-moitié.
Elle daterait, dit-on, de l’arrivée de Clovis, au Vème siècle et c’est au nord
que son langage a subsisté. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un dialecte allemand,
mais d’une langue germanique, ce qui n’est pas la même chose. Mettez-vous à la
place d’un jeune écolier de Bordeaux ou de Brest... il lui est déjà difficile
de comprendre que les Francs de Clovis étaient des Alamans ! C’est comme si on
lui disait que les Italiens sont des Espagnols. Alors, lui parler d’une coupure
linguistique... Une bizarrerie de l’histoire en somme... C’est pourquoi, même
en Moselle, on ne s’en vante jamais. Comme s’il était banal qu’à quelques
kilomètres de Montigny, on puisse encore passer du parler roman au germanique
en allant d’un village à l’autre, tout en se disant que les deux mentalités
mitoyennes n’ont pas changé depuis 1500 ans. Pour ne pas dire le double, les
spécialistes en discutent. Et cette réalité magnifique survit souvent aux deux
bouts d’un chemin dont les fleurs, au printemps, seront toujours les mêmes. Cette richesse culturelle unique, la
Moselle n’a pas su en profiter. Une victoire française en 1870 aurait peut-être
mis fin à ce département bizarre, on ne le saura jamais. Car très curieusement,
la défaite de Napoléon III, et les savants redécoupages du Traité de Francfort,
loin de faire éclater la maison Moselle devenue allemande, l’ont seulement mise
en hibernation pendant 48 ans. Une sorte de tension intérieure a maintenu
l’unité du département et conservé malgré tout l’imprégnation française, même
si l’éloignement culturel a signifié un rendez-vous raté avec les brillances de
la Belle époque. C’était le prix à payer de la réalité linguistique. L’histoire
de France, tout comme celles des autres nations, est truffée de mythes et de
manipulations. Il faut savoir que dans la seconde moitié du XIXe siècle, toute
la littérature scientifique publiée sur la Moselle par les linguistes émanait
des chercheurs prussiens en pleine fièvre nationaliste. Avec, pour idée
centrale, un concept dangereusement romantique de reconquête du territoire
perdu. Il leur fallait absolument prouver que la frontière des langues datait
de la première occupation germanique, d’où le rôle prêté à Clovis, qui était,
ne l’oublions pas, l’un des leurs. Ainsi fut justifiée l’invasion de 1870. En
1945, à la différence de l’Alsace, dont les deux départements, de culture
alémanique, n’avaient pas à se cacher derrière leur langage pour jauger leur
patriotisme, la Moselle ne pouvait que se sentir mal à l’aise, entre ses
Mosellans francophones au sud-ouest et ses Mosellans germanophones au nord-est.
Certes, le troupeau hexagonal des ignorants continua de mettre tous les “Boches
de l’Est” dans le même sac. Mais ce vieux cliché imbécile allait
devenir très malsain, sous l’effet pervers de la nazification. En 1945, il fut
certes plus facile à un mosellan francophone de Metz ou de Château-Salins de se
refaire un profil de Français retrouvant ses racines qu’à un Mosellan
germanophone de Metzervisse ou de Grosbliederstroff . Ce qui n’empêcha pas le
dit Messin francophone de se faire traiter de Boche à Nancy. Ce triste folklore
humilia particulièrement la population germanophone. Toute compréhension de
l’humiliation mosellane après 1945 doit passer, à notre avis, par cette grille
de lecture. Ces Mosellans de langue dite francique, que ce dernier soit
luxembourgeois, mosellan ou rhénan, sans oublier, tout à l’Est, ceux du
Bitcherland dont le parler montre des influences alémaniques, sont les seuls
qui n’aborderont jamais un débat profond sur les ambiguïtés de l’annexion, car
ils savent qu’ils seront toujours perdants à la loterie de l’image. Catalogués
sans la moindre porte de sortie, ils sont ficelés au plus cruel de
l’humiliation mosellane. Ils restent des complexés parmi les inhibés, tout au
bout de la chaîne. S’il existait en mai 40 à l’arrivée des Panzers plusieurs
façons de choisir entre la peste et le choléra, ces frontaliers du nord-est, du
fait de leur tradition germanique, étaient de toute façon déjà piégés. On les
avait conviés fermement à rester, puisqu’ils étaient dorénavant considérés
comme Allemands ! Mais en 1945, il leur faudrait prouver qu’ils ne l’avaient
jamais été… …Imaginez la confusion des esprits
en juillet 1940 lorsque l’annexion de fait a commencé. Dans chacune des deux
Moselle, qu’elle soit romane ou germanophone ou souvent les deux par alliance,
des milliers de familles se sont retrouvées dans des situations absurdes où il
eût fallu être à la fois devin mais réaliste, courageux mais prudent, patriote
mais habile. Au nord comme au sud, chaque maison était touchée, mais pas de la
même façon. Pourtant, qu’avaient donc fait les Mosellans à l’arrivée des nazis
? Certains sont partis qui pouvaient rester. D’autres sont restés qui auraient
dû partir. D’autres sont partis parce qu’on les chassait mais d’autres n’en
sont pas encore revenus de n’être point partis. Nul, au fond, qu’il soit
francophone ou germanophone, n’avait de vraie liberté, malgré les apparences,
et pourtant la décision les marquerait différemment pour l’avenir. Ils
deviendraient cinq ans plus tard des Lorrains courageux ou des Lorrains soumis.
Comme si l’on était obligé d’être un héros dans la vie ! Les retrouvailles
furent difficiles quand, la guerre finie, chacun regagna ses pénates. Le
souvenir du fameux choix de 1940, un drôle de choix en vérité, paralysa les
effusions. Dans les années qui suivirent la Libération, et en mettant à part la
traque normale des collabos, il y eût beaucoup de disputes entre frères et
beaux-frères, devant des parents pétrifiés. Au coin de la rue, les Mosellans
les plus décidés croisèrent les plus attentistes mais nul ne retrouva la paix
des esprits. On n’osa pas poser la seule question qui pouvait débloquer la
confidence. On se rencontra froidement, comme une famille éclatée dans le
bureau du notaire. Et l’on eût peur du regard de l’autre. Comment empêcher un
fermier du Saulnois, chassé de chez lui par les nazis avant la fin de l’année
40, d’en vouloir à son voisin resté au village et qui avait dû vendre son blé
aux occupants ? Comment un Messin retrouvant, quatre ans plus tard, sa maison
pillée, pouvait-il ne pas penser que sa vieille armoire n’avait pas été perdue
pour tout le monde ? Comment empêcher un jeune étudiant de Sarreguemines, qui
avait risqué sa vie pour gagner les Français libres à Londres, de bouder un
copain d’école fait prisonnier en uniforme vert ? Mais comment empêcher ce “Malgré-Nous” de s’enfermer, à son tour,
dans un silence amer, plutôt que de devoir crier sans arrêt qu’il n’avait pas
eu le choix ? Comment ignorer que la grande majorité des jeunes enrôlés de
force n’osaient pas se cacher ou s’enfuir en zone libre, de peur de voir leurs
père et mère transplantés en Bohême ou en Silésie ? Pourquoi douter de la
sincérité des familles dialectophones (comme on dit encore pudiquement dans
l’administration par réflexe politiquement correct), de ces familles,
disais-je, que la France avait repliées en 1939 vers les Charentes jusqu’à
l’armistice, et que Pétain n’avait pas retenu quand les Allemands les forcèrent
à rentrer dans leur village nazifié à la fin de 1940, alors qu’elles pensaient
naïvement que la guerre serait bientôt finie ? Au même moment, pour certains
Mosellans francophones, la terrible expulsion de 1940 était devenue peu à peu
un brevet de patriotisme. Il fallait aussi les comprendre. Tout quitter dans
les 24 heures, avec une valise et quelques billets, regarder, de la fenêtre
d’un autobus allemand, sa maison qui s’efface au loin... Rongeant leur frein
durant plus de quatre ans à l’autre bout de la France, dans des conditions
souvent misérables, et sous l’effet d’une réaction bien humaine, beaucoup
d’entre eux ne pouvaient plus repousser l’idée que les Mosellans demeurés au
pays, qu’ils soient germanophones, ou même francophones, avaient eu de la
chance dans leur malheur. Ceux qui étaient restés se disaient
tout le contraire ! Soumis à une nazification d’abord perfide et plus tard
brutale, ils pensaient que, tout compte fait, dans leur village perdu au fond
de l’Auvergne, des Alpes ou des Pyrénées, les expulsés avaient eu de la veine.
Les cruelles expulsions de l’automne 1940 avaient bel et bien réveillé les
démons. L’espoir de la revanche, qui avait aidé les Mosellans francophones à ne
pas sombrer si loin de chez eux, se radicalisa pour certains. Dès leur retour
en 1945, ils fulminèrent, c’est humain, contre tout ce qui était “Boche”, tout
ce qui était allemand, et même, sans trop oser le dire, tout ce qui était
frontalier. Le résultat fut catastrophique dans les années qui suivirent.
Replonger douce ambiguïté mosellane dont nous avons déjà parlé, mal emboitée
certes, depuis la Convention, mais stabilisée tout comptes faits, après la
défaite de 1870. Devenus Prussiens, les Mosellans s’étaient inventés une
culture populaire de voisinage, et les mariages mixtes étaient fréquents. Cette
cohabitation les avait rendus solidaires et même capables de faire le tri en
1919, après un petit demi-siècle de manipulation autoritaire, entre ce qui
était insupportable, ce qui était vivable et même ce qui était socialement
mieux organisé. En 1919, deux générations de Mosellans avaient donc arrondi les
angles. La plus grande partie des élites francophones avait depuis longtemps
quitté le pays, mais il restait du monde... Qu’avaient-donc fait ces gens durant
tant d’années ? Tout simplement appris à vivre ensemble, quitte à se le dire en
allemand. Ne plus oser se parler en 1945 alors qu’on y était parvenu en 1919,
c’était renoncer aux sages leçons de la première annexion. Le fragile consensus
n’a pas résisté au retour des malheureux francophones expulsés dont certains
rentraient chez eux la rage au ventre. Les vieilles générations d’aujourd’hui
ont vécu toute leur vie sous cette chape des apparences, où même les vérités
les plus évidentes étaient devenues floues. Après cinq années de séparation,
exilés ou nazifiés, les Mosellans ne savaient plus rien les uns des autres. Des
retrouvailles inexistantes. Dans le meilleur des voisinages, chacun regrettait
que l’autre ne soit pas venu frapper à la porte avec des fleurs. Aujourd’hui,
beaucoup de témoins sont morts avant d’avoir parlé, quelle tristesse... Par
respect humain, plutôt que de disséquer ses misères, une majorité de la
population mosellane s’est bâillonnée. Certains, avant de quitter ce monde, ont
pourtant éprouvé un réflexe d’honneur, même sans oser aller jusqu’au bout. En
octobre 2007, on retrouve encore des feuillets jaunis, au fond du placard des
grands-pères... Les filles se mettent à pleurer devant ces cahiers émouvants.
Les fils, gênés, ne savent pas quoi en faire. Le fait nouveau, c’est l’Europe
en chantier, qui ouvre un nouvel horizon. On sait enfin que le nationalisme est
une sous-culture malsaine dont il faudra toujours se méfier. Si on le laisse
trop longtemps distiller son chauvinisme, il finit par gangréner le lien
social. La littérature s’en empare et habille de sérieux des propos de bistrot
ou des bravacheries de caserne. Des stocks de haine raffinée dorment encore
dans les bibliothèques. Prenez Maurice Barrès, une grande plume lorraine mais
du sud... Dès la première annexion de 1871, il avait rapidement trouvé les mots
pour redonner du courage aux francophones du pays messin et de la Meurthe. Mais
il n’a pas dit un mot pour les germanophones annexés, comme si, pour eux,
c’était normal. Dans son “Colette Baudoche” écrit en 1909, un roman dont la
trame ne manquait pourtant pas de grandeur puisqu’elle racontait l’amour
impossible entre un jeune fonctionnaire allemand nommé à Metz et la fille de sa
logeuse française, le grand écrivain, à la plume habituellement si fine,
décrivait avec des images revanchardes tout ce qui lui semblait germanique. Il parlait
de cette odeur “de bière aigrie, de laine mouillée ou de pipe refroidie”. Il
raillait “la lourdeur teutonne” avec un mépris qui n’était pas léger non plus.
Il consolait ainsi les Messins orphelins de la France en comparant leur
nouvelle gare prussienne à un “pâté de viande” et son toit à “une tourte
d’épinards”. Un certain milieu francophone, reconstitué après 1919, s’arc-bouta
sur ces valeurs de revanche et refusa longtemps de reconnaître le modernisme de
la “ville impériale” qu’avaient dessinée les architectes allemands au début du
siècle. Il devint de bon ton, quand on était patriote, de ne parler jamais des
façades et des belles avenues, alors qu’aujourd’hui, on voudrait les classer à
l’UNESCO. On imagine l’effet produit en
Moselle frontalière par ces assimilations méprisantes. Un professeur de
français de Bouzonville m’a dit en 1998 ce qu’il en pensait. “Je ne crois pas,
commençait-il, que mes parents avaient un complexe d’infériorité. Ils étaient
attachés à la culture germanique et n’en avaient aucune honte. Il faut
connaître la mentalité des Mosellans du peuple, sur la frontière. De milieu
paysan-ouvrier, ils ont gardé le goût des grandes réunions familiales, les
veillées, les fêtes religieuses, tous ces moments collectifs où s’exprime notre
état d’âme.” “On est bien ensemble, on n’a pas besoin de parler. On est entre
nous, gens de parole, gens de foi, je parle d’une foi vue comme un folklore au
sens noble du terme, et qui fait partie de notre “Gemutlichkeit”, gens du
travail bien fait, gens de l’exactitude. Même aujourd’hui, quand je passe l’été
dans la forêt devant la statue de Saint-Wendelin, je sais que je vais y trouver
des fleurs et des bougies allumées. J’ajoute une fleur.” “Mes parents,
poursuit-il, n’avaient pas de complexes mais moi j’en ai eu dès que j’ai
attrapé douze ans. Quand nous allions à Metz, dans les années soixante, j’avais
honte de ma mère quand elle parlait avec son accent dans un magasin de la rue
Serpenoise. Une fois, toujours à Metz, alors que j’étais assis avec eux dans un
café, j’ai senti le regard des gens d’à côté. Mon père parlait et j’ai rougi.” Résumons. La diversité des humiliations qu’a vécues la Moselle est si grande que le temps est venu de la raconter dans un musée. Elle y rejoindra les faits de résistance, de déportation et d’incorporation qui sont, hélas, bien connus. Ouvrons donc le triste catalogue des mortifications oubliées : les 80.000 Mosellans germanophones de la zone rouge, au nord de la ligne Maginot, avaient été repliés, dès septembre 39, dans les Charentes. En privé, la plupart d’entre eux s’étaient déjà sentis, depuis des années, des citoyens entre parenthèses, en voyant les tourelles de la fortification française pointer des canons dans leur dos, à trente kilomètres de la frontière. Mais ils avaient gardé ce sentiment pour eux. Accueillis dans les campagnes autour de Cognac et Poitiers, où l’on n’avait encore jamais vu de Français qui s’exprimât en allemand, ils venaient juste de réussir à se faire adopter quand la débâcle de mai 40 les obligea, dès l’automne à rentrer dans leurs villages germanisés. Qui se souvient, au début de cet exil, de la mortification des grand-pères, incapables de dire trois mots en français, quand ils évitaient d’aller en groupe au café pour boire une bière, de peur de parler “platt” devant les Charentais méfiants qui les observaient du comptoir. ? Qui a parlé du filtrage méprisant de ces mêmes familles, près de la gare de Saint Dizier, lors de leur retour au pays, dès l’été 1940 ? Cette façon qu’avaient eue les nazis de les trier comme du bétail en renvoyant vers les Charentes les infirmes et les éclopés ? Leurs trains avaient rencontré, en sens inverse, ceux des 80.000 Mosellans du sud, chassés de leur maison vers la zone libre avec la même angoisse au cœur. L’image, le temps d’un grondement, de ces deux convois qui se croisent dans une France déboussolée, c’est la sombre vision poétique de l’écartèlement mosellan. Il y eut mieux, dans le mépris. Plus
de 9.000 ruraux du Bitcherland, de retour eux aussi des Charentes, n’eurent
même pas le temps de retrouver leurs maisons. Ils furent quasiment déportés à
80 kilomètres plus au sud, en Moselle, pour s’installer dans les fermes que des
expulsés francophones avaient dû quitter la veille. C’est-à-dire qu’on les fit
ressembler à des coucous dans le nid encore chaud de leurs compatriotes. On
mesure, dans cette situation ignominieuse, tout le cynisme de l’imagination
nazie. Sait-on que parmi les 10.000 mosellans patriotes, qui s’étaient retrouvés
dès 1941 transplantés avec leur famille dans des camps de Silésie ou des
Sudètes, nombreux sont ceux qui, en 1945, rentrèrent en France le désespoir au coeur, à force de se
faire traiter de collabos lors des arrêts en gare ? Et que penser du grand tumulte qui
divisa en 1953 l’opinion française après la scandaleuse révision du procès des
“Malgré-nous” d’Oradour, sous la pression électoraliste des Alsaciens ? On
était en pleine guerre froide. Le silence complexé des
« Malgré-nous » mosellans en dit long sur cette nouvelle humiliation.
L’opinion nationale, très choquée par l’amnistie, les associa mentalement à
cette ignominie, alors que les seuls Lorrains dont il avait été question à
Oradour étaient 44 malheureux civils francophones expulsés depuis 1940 et massacrés
dans l’église. Les jeunes Mosellans de retour de Russie auraient pu profiter de
ce hasard pour mieux montrer aux Français le versant diabolique de
l’incorporation. Et même admettre intellectuellement qu’un sort aussi funeste
aurait pu leur arriver. Mais par quel bout commencer pour tout dire ? On saisit
mieux la phrase fameuse : “Pas la peine de vous expliquer, vous ne comprendriez rien “. L’humiliation mosellane la plus
énorme a été vécue en décembre 1944 par 240 « Malgré-nous »
mosellans, de retour du front russe, et qui, l’un après l’autre, s’étaient
cachés lors d’une permission. Ils vivaient dans la nature en attendant les
libérateurs. « Déserter, c’est un crime », leur dit pompeusement un
gradé américain... « Un soldat ne doit jamais déserter »... Alors que
la Moselle presque totalement libérée pavoisait de toute part, ils furent
embarqués avec des prisonniers allemands. Ce qui leur valut de recevoir, dans
les camions, des menaces de mort de la part des vert-de-gris, puis des cailloux
tricolores dans les rues de Nancy. Après une nuit de train, ils arrivèrent au
camp de Thorée-les-Pins, à la Flèche, dans la Sarthe, où ils restèrent cinq
mois. D’où le nom de “Fléchards” qu’ils se sont donnés depuis, enfin, ceux qui
vivent encore. L’un d’eux a raconté son retour, tête basse, vers sa maison.
“Notre joie était morte. Le ressort était cassé. En gare de Sarrebourg, des
civils ont recommencé à nous insulter. On a décidé, à trois copains, de rentrer à pied, avec nos lettres PW dans le
dos. Mais à mesure que nous remontions, nous étions de moins en moins
suspectés... Tout le canton savait qu’on arrivait. A Sarre-Union, les gens
s’approchaient: “D’où venez-vous ?” Ils nous attendaient avec des photos de
disparus. Même accueil à Lorentzen, puis à Rahling. Nous n’avions plus à nous
justifier. Ces gens étaient des nôtres... On nous invitait à manger dans toutes
les maisons. Avait-il pardonné depuis ? “Disons, répondait-il, que j’ai
exorcisé ma rage en 1970, quand j’ai commencé
à écrire mes mémoires. Ma femme, s’inquiétait souvent: “Fais-le, puisque tu y
penses encore !” J’ai rédigé six cahiers manuscrits, un quart de siècle après
les évènements. Je ne pouvais plus m’arrêter. Mon frère était d’accord.
“Nicolas, toi, tu as tout vécu, les Charentes en 39, la guerre en 40, la Russie
en 43 et les “Fléchards”en 45... Il faut que tu racontes la vérité, puisque
personne n’a envie de le faire. Ou alors, s’ils le font, ils gardent ça dans
leurs tiroirs. Il faut que tu leur
dises une bonne fois pour toutes : “ Voilà le genre de boche que j’étais !”
Intervention
à la Journée du Patrimoine organisée
par le Conseil Général –
Montigny-lès-Metz novembre 2007 – avec l’aimable autorisation de l’auteur. |
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